Nous partîmes quelques jours plus tard, emportant avec nous une quantité impressionnante de valises, de malles et de bric à brac. Vous vous doutez bien que j’avais sacrifié beaucoup de place pour mon matériel quand mon frère emmenait surtout des vêtements. Oui, nos bagages étaient parfaitement équivalents en volume. Mais comprenez bien, nous partions conquérir le monde (ou tout du moins, c’était vaguement le principe de ce voyage), chacun amenait ses armes. La traversée dura trois semaines. Eddie et William furent effroyablement malades et je dois admettre que je ne me sentais pas non plus au mieux de ma forme, même si je supportais le voyage un peu mieux qu’eux. En revanche, même sous les ordres de Jaspers, Oliver s’amusa comme un petit fou, imaginant être sur un bateau pirate, scrutant l’horizon et la mer, n’oubliant pas que ce voyage l’amenait là où il rêvait d’aller.

Enfin, nous vîmes le port de New York, soulagés d’arrivant, n’ignorant cependant pas que nous avions encore beaucoup de route à faire pour rejoindre le Dakota du Sud. Vous connaissez New York ? Oui ? Alors, je n’ai pas besoin de vous décrire la fourmilière que constitue le port, pleine de gens qui arrivent, qui partent, qui cherchent du travail comme guide, porteurs, de rabatteurs qui viennent recruter des travailleurs de force, des boxeurs ou des malfrats en devenir. Mon frère avait une petite maison non loin de sa boutique et disposait d’un entrepôt où nous pûmes entasser nos bagages le temps de trouver un train qui nous amènerait le plus loin possible vers l’ouest. Visitant la boutique pendant que William et Oli allaient prendre des billets pour le prochain train, je rencontrais l’employé (associé ?) de mon frère qui lui appris que son « ami » Douglas lui avait rendu visite. Vous voyez juste, je trouvais ça louche. Ne vous méprenez pas, je ne me serais jamais mêlé des affaires de mon frère, tout du moins à ce moment là, mais je pressentais que quelque chose n’allait pas. Tout ça était trop lisse, trop idyllique et honnêtement, je n’y croyais pas vraiment.

 

D’ailleurs, la visite de Douglas eut lieu très peu de temps après. Nous sommes ce que nous sommes, vous savez ? J’avais demandé à Oli de surveiller mon frère et de mon côté, surprenant une conversation, je ne pus résister à la curiosité qui me dévorait. Je ne serais pas surprise de découvrir que William, Marian et Suzan aient eux aussi tendu l’oreille à cette conversation. Douglas était un homme noir, très élégant. Il était très contrarié du départ de mon frère pour l’Angleterre et n’appréciait pas beaucoup non plus l’idée qu’il parte dans le South Dakota. Mon frère ne se laisse jamais déstabiliser, vous savez ? Il ignora le mécontentement de son « ami » et lui demanda s’il pouvait obtenir des informations sur la mort de notre oncle. Alors que Douglas repartait et qu’Oli le suivait jusqu’à un saloon, ne trouvant rien de plus, nous décidâmes, je ne me souviens plus bien comment nous avons décidé ça, de nous armer convenablement.

 

Nous partîmes quelques jours plus tard. J’avais conscience de l’étrangeté de notre troupe, vous savez ? Un majordome, … Oui, bien sûr qu’on voit tout de suite que Jaspers est un authentique majordome anglais. C’est la variété d’anglais la plus snob, conservatrice et consciente de son importance qui soit. J’ai connu Jaspers toute ma vie, je suis prête à jurer qu’il a toujours eu l’aspect physique qu’il a aujourd’hui. Un majordome, donc, une jeune demoiselle, un gamin des rues, un gentleman anglais, un dandy, un avocat noir, Suzan et ses colifichets et moi, avec mes cheveux en batailles (j’ai toujours été totalement incapable de nouer un chignon convenable). Bien sûr que je portais une robe, tout de même… Vous n’avez pas l’air d’ignorer que je déteste cela mais je dois admettre que c’est une convention à laquelle je me pliais en société. En revanche, j’ai toujours refusé de porter un corset, exception faite de quelques bals auquel j’ai assisté, la couturière refusant de fabriquer une robe qui puisse se porter sans m’empêcher de respirer. Ne prenez pas cet air choqué. Ou alors, portez un corset pendant une heure et nous en reparlerons. Non, ça n’est pas une affaire de pudeur, c’est simplement un instrument de torture qui nous empêche de respirer, bouger ou parler librement. Le meilleur moyen de nous garder à la place que la société nous assigne. Et à propos de place assigné, un incident eut lieu dans le train, alors que nous attendions de repartir après un arrêt dans une gare.

 

Trois hommes montèrent dans notre wagon et virent Mr Blackstone. Je ne vous en ai pas encore parlé, mais il faut savoir que William déteste les armes à feu. En revanche, il a une discipline physique drastique. Il s’entraine (Oli l’a vu faire de l’exercice dans le jardin, lors de son séjour chez nous) et il sait parfaitement se battre. Vous vous doutez de ce qui s’est produit ? Oui ? Voilà, les trois hommes on prétendu qu’ils refusaient de s’assoir dans le même wagon qu’un « nègre » (je déteste ce mot, voyez-vous ?). Bien sûr, vous avez raison. Quelle que soit la réaction de notre avoué, leur seul but était d’en venir à se battre, pensant lui mettre une correction. Evidemment, les hommes n’avaient pas envisagé qu’Oliver volerait le pistolet de l’un d’entre eux et que je ferais un croc-en-jambe au premier que William frapperait. Oui, bien sûr, c’est assez sournois, je vous le concède. Mais attaquer des brutes de front quand on est une femme est rarement une bonne idée. Et je ne savais alors ni me battre ni me servir d’une arme, même si j’avais vraiment l’intention d’apprendre.

 

Le reste du voyage se déroula sans encombre et nous arrivâmes bientôt au terminus. Il ne nous restait qu’à trouver deux diligences pour nous rendre à Notthingulch. Vous avez vu le terminus ? N’avez-vous pas été impressionné par ses gens qui travaillent à perte de vue et par tous ses arbres abattus pour… et bien, j’imagine, faire de la place pour travailler, fournir du bois pour les habitations temporaires et pour la voie ferrée… Comme tout ce qui se fait ici et comme tout ce qui existait avant la colonisation par les gens du vieux continent, c’est absolument démesuré, n’est-ce pas ?

 

Bref, nous trouvâmes nos deux diligences, conduites par des hommes qui vivaient dans ce qui serait bientôt, de façon temporaire ou pas, notre ville d’adoption, à supposer qu’on nous accepte. Ils connaissaient un peu oncle Walt et l’un d’entre eux pu nous dire que tout ce qu’il savait était qu’il était tombé dans un ravin. Accident ? Meurtre ? Suicide ? Il l’ignorait. Le soir, nous fîmes un arrêt dans un saloon servant certainement la pire nourriture de la région et se trouvant, me semblait-il au milieu de nulle part.

 

Nous repartîmes, une nouvelle fois, le lendemain. J’avais l’impression que ce voyage avait commencé depuis une éternité. Je n’avais pas manqué à ma promesse et envoyé, depuis New York, un télégramme à Killian pour l’informer que nous étions sains et saufs. Notthingulch nous apparut dans le courant de l’après midi. C’est un endroit isolé, entouré de fermes de bétails, peuplé par 250 personnes. Oui, vous le savez, pardon.  Mais je garde la première image que j’ai eue de ce qui me semblait pouvoir devenir notre nouveau foyer.  La beauté sauvage de la région et ces quelques pionniers, ça a quelque chose d’infiniment beau et poétique. Le maire vint nous accueillir. Jacob Reaver me sembla affable et intelligent. Mieux que tout, s’il commença par s’adresser à mon père, en n’omettant pas son titre de noblesse, il fit savoir à William, de façon parfaitement aimable qu’il ne serait pas le seul noir ici et que, Alan Dawson et sa femme, qui tenait l’hôtel était traité comme des citoyens à part entière par le reste de la ville. Croyez-moi ou pas, mais cette idée me fit réellement plaisir. Je considère William comme un membre de la famille. Après tout, il est le filleul de mon oncle et je me doutais déjà que nous aurions tout de même à faire face à des manifestations hostiles. J’étais sincèrement heureuse que la couleur de peau d’un des membres de notre groupe n’en soit pas la source.

 

Il fut décidé que notre première tâche consistait à signer les papiers qui nous permettaient de prendre possession des terres que mon oncle me léguait. L’homme chargé de l’administration était aussi surprenant que possible à un tel poste mais comme vous vous en doutez, je ne suis pas du genre à laisser les préjugés me submerger. Il n’en reste pas moi qu’Hans Jenkins était un homme immense et visiblement très musclé. Vous l’avez croisé ? Dans ce cas, vous avez bien vu qu’il tient plus du chasseur de prime que de l’avocat tel qu’on l’imagine. Chose étrange, mon frère avait accepté d’assister à la lecture des dernières volontés de mon oncle. Pourquoi étrange ? Parce que, eh bien, disons que mon frère ne porte généralement peu d’attention à tout ce qui ne concerne pas un vêtement, du tissus ou Suzan. Ou les trois simultanément, comme vous dites. Laissez-moi reprendre mon souffle, pardon. Vous dites ? J’ai le fou rire facile ? Oui, Elizabeth dit souvent que si j’étais « plus féminine », les prétendants se bousculeraient à ma porte juste pour la gaité de mon rire. Allons, ne me faites pas perdre le fil de mon récit qui est déjà assez décousu.

 

Toujours est-il que Jenkins nous confirma que mon oncle me léguait le ranch et qu’il léguait aussi une bonne partie de ses terres à son ami sioux, Sam, ainsi qu’à sa fille, Jane, dont j’apprenais ainsi l’existence. Oui vous entendez bien, j’ignorais tout de l’existence de ma cousine jusqu’à cet instant précis. L’homme nous informa aussi que, pour le moment, le ranch était occupé par Sam qui avait refusé de laisser quiconque s’en approcher. Je protestais quelque peu. Je n’avais pas l’intention d’exproprier l’homme. La maison de mon oncle, la mienne, à l’instant où je signais les papiers, resterait son foyer aussi longtemps qu’il le souhaiterait. Peur ? Cet homme était un ami d’oncle Walt, par conséquent, j’estimais n’avoir aucune raison d’avoir peur de lui. De plus, je n’y connaissais rien en chevaux, enfin, je connaissais leur comportement et leur anatomie, ayant lu des livres à ce sujet mais j’ignorais tout de la façon de s’occuper de ces animaux. Monter à cheval ? Une fois ou deux, mais très honnêtement, je suis une cavalière bien médiocre.

 

Nous retournâmes à l’hôtel de ville. Suzan et Marian s’entretenaient avec Martha, l’épouse de Mr Reaver. Cette dernière nous expliquât qu’il y’avait une excellente école en ville et nous signala la présence d’une congrégation catholique.

 

Le maire nous conseilla de voir avec le Shérif Lloyd pour qu’il parlemente avec Sam. Philip Lloyd est un homme d’un certain âge, au visage sec et au regard intelligent. Je fus très favorablement impressionnée de découvrir que sa fille, Katheryn était son adjoint. Je ne vous cache pas que voir une femme détenir une telle autorité me semblait un excellent présage. Je veux dire, il me semblait qu’ici, à condition de s’en donner la peine, chacun pouvait devenir ce que bon lui semblait. Lloyd connaissait mon oncle. Il avait enquêté sur sa mort et n’avait rien trouvé de plus. Walter était monté à cheval dans la montagne, l’avait attaché à un arbre au bord du ravin et était tombé. Avait-il sauté ? L’avait-on poussé ? Le Shérif n’en avait aucune idée.

 

Les diligences nous menèrent au ranch. Le shérif nous fit arrêter à quelque distance et se fabriqua, à l’aide du plastron de Jaspers, un drapeau blanc. Oui, Jaspers a accepté de prêter son plastron amidonné, vous ne rêvez pas, mais croyez-moi, le brave homme n’était pas au bout de ses peines. Sam accepta de parlementer. Lloyd lui expliqua que nous étions la famille de Walter et que le ranch était à présent la maison de l’un d’entre nous. L’impressionnant indien accepta de réfléchir et parti une demie heure. Lorsqu’il revint, après un obscur et bruyant rituel indien, il nous signifia que les « papoose »de Walter étaient ses amis et donc, les bienvenus chez lui. Je lui fis savoir que cette maison restait la sienne et vit, cachée derrière ses jambes, une ravissante petite jeune fille d’une douzaine d’année. Je demandais à Sam s’il s’agissait de sa fille et l’homme me le confirma. Je me présentais à la petite qui me répondit, dans un anglais très correct, qu’elle s’appelle Goyien. Je ne vous cache pas que, même si je ne compte pas être mère, la présence d’une « enfant » de plus chez nous m’emplit de joie. Marian se sentirait moins seule et la présence d’une jeune sioux ne pouvait qu’enrichir son esprit. De mon côté, je pressentais que la petite pourrait beaucoup m’apprendre, ne serait-ce que parce que j’espérais apprendre le sioux et mieux comprendre cette culture que je pressentais aussi riche que belle.

 

Sam nous fit visiter la maison. Je ne vous cache pas que l’homme ne semblait pas être une fée du logis, mais, voyez-vous (et ne répétez jamais ça à Jaspers), le désordre a quelque chose de chaleureux et d’accueillant. C’est signe qu’une maison vit. L’endroit était riche de tout un tas de choses que mon oncle avait accumulé au court de ses recherches (que je comptais bien lire dans leur intégralité si j’en trouvais la retranscription). Nous réalisâmes que la maison était grande et que, malgré le peu de chambre à notre disposition, il était parfaitement possible d’en aménager d’autres rapidement. Je fis donc savoir à Oli que je comptais l’envoyer avec Jaspers acheter de quoi fabriquer des lits, des oreillers et des matelas, considérant qu’il était important que tout le monde soit à son aise autant que possible et ce sans trop de délai. Pour ma part, je m’attribuais une pièce à l’arrière, assez grande pour y installer mon atelier dans laquelle je résolu d’installer aussi mon couchage.

 

Sam nous informa qu’il se chargeait généralement des repas et je lui dit que, s’il le souhaitait, cela pouvait rester à sa charge. Je priais donc Jaspers de l’aider. Je ne vous cache pas qu’il ne réagit d’abord pas très bien lorsque l’indien voulu procéder avec lui à un rituel qui ferait de Jaspers, de façon symbolique, son frère de sang. L’indien était formel. Si notre majordome devait l’aider à préparer les repas, ils se devaient de devenir frères. Mon père expliqua donc à Jaspers que c’était une tradition indienne. Et j’imagine que vous avec compris l’importance que notre domestique attache à ce genre de chose ? Et bien, ce dernier s’y plia donc avec grand plaisir et le repas, délicieux au demeurant, se passa sans heurt, d’autant que j’avais autorisé Oli à manger en cuisine avec les deux indiens tandis que Jaspers procédait au service.

 

Le lendemain, nous décidâmes de rencontrer « mes » chevaux. C’était de belles bêtes et Sam me confirma qu’ils étaient dociles et bien dressés, me montrant le sien, celui de mon oncle et celui que sa fille avait l’habitude de monter, à cru et comme nous pûmes le constater lorsqu’elle sauta sur son dos alors que l’animal était au trot, sous le regard débordant d’amour de son père, avec énormément de grâce. Mon père accepta de nous apprendre à monter et nous passâmes le reste de la journée à suivre sa leçon, allant de la façon de les soigner avant et après une promenade ou une courses, à la manière de se tenir en selle de la meilleure manière.

 

Le jour suivant, il était établi que nous devions rencontrer Jane. Cette dernière vivait dans un chalet, non loin de mes terres. Elle nous accueilli fusil à la main mais le baissa rapidement lorsque nous lui expliquâmes qui nous étions. C’était une métisse, visiblement intelligente et fine qui vivait seule depuis suffisamment longtemps pour être courageuse et débrouillarde. Elle nous présenta son chien, Shakespeare ainsi qu’Oberon, celui de mon oncle, que je pouvais prendre si je le souhaitais, je commençais par refuser, arguant que je ne souhaitais pas la priver d’un compagnon. Elle me répondit qu’elle ne l’avait pris que parce qu’il n’était pas question de l’abandonner. L’animal semblait stupide mais charmant et j’acceptais finalement, pensant qu’un chien ne pouvait être un bon compagnon pour les jeunes et que ses aboiement, même de joie, pourrait nous alerter de la présence d’un intrus.

 

 Elle nous expliqua que si le shérif était un homme honnête et digne de confiance, il fallait se méfier d’un certain Burnap, un propriétaire terrien qui souhaitait racheter les terres de mon oncle. De même, elle doutait de l’intégrité du maire Reaver. Elle nous expliqua aussi que Jenkins était un ancien chasseur de prime, comme je l’avais supposé. De plus, elle nous appris que, selon elle, Walt m’avait légué une partie de son domaine dans le but de tous nous faire venir en Amérique mais sans connaître le but réel de cette démarche.

 

Elle nous mena ensuite à la tombe de ses parents. Mon oncle et M’Runa étaient enterrés côte à côté, réunis dans la mort sous les arbres de la forêt du Dakota… Vous devinez, je le vois à votre regard compatissant, que je retins mes larmes. J’assurai à ma cousine tout l’amour que j’avais pour ses deux parents.  Elle nous expliqua qu’ils avaient voulu tous deux être enterré par Sam, selon les rituels sioux. En effet, mon oncle s’était rapproché de ses croyances. Selon Jane, sa mère était morte alors qu’elle défendait Goyien de l’esprit d’un ours qui pourchassait Sam par vengeance. L’ours, ou plutôt, l’esprit, n’était pas mort mais avait fui. Je compris alors la loyauté qui liait les deux hommes.

 

Pardonnez-moi, c’est vraiment long. Je vais avoir besoin d’un thé avant de reprendre. Non, non, ne bougez pas, je vais y aller. Vraiment ? Très bien. Non, pas de lait, juste un peu de sucre, je vous prie…

 

 

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