Merci beaucoup. Je vous avoue que l’idée de vous raconter le début de nos ennuis nécessite une petite préparation, ne serait-ce que pour me remémorer l’ordre chronologique des évènements. Oui, oui, vous savez où je vais en venir, en arrivant vous avez croisé Oli, n’est-ce pas ? Non, nous ne doutions pas de ce qui allait se passer parce que, techniquement, ça n’aurait jamais dû se produire de cette manière. Et très honnêtement, alors que nous amenions notre petite Marian à l’école, nous pensions à tout sauf au fait que les choses pouvaient mal tourner de cette manière. Bien sûr, j’envisageais tout un tas d’autres façons parce que je savais que ça ne serait pas facile, mais ça, je ne l’ai vraiment pas vu venir. Bref, pour en revenir à mon récit, mon père avait donc décidé d’envoyer la gamine à l’école. Je m’y étais opposée parce que je ne pensais vraiment pas que me sœur pouvait être heureuse à l’école, d’autant plus que cette idée lui déplaisait ouvertement. Nous avions besoin de nous intégrer mais je ne souhaitais pas que ça se fasse au détriment du bonheur des enfants. Je ne voulais pas non plus que ma brillante et indépendante petite sœur soit coulée de force dans un moule. Oh ? C’est ce que vous pensez ? Et bien, oui, je me doutais qu’il était possible qu’elle nous fasse une certaine réputation mais croyez bien que ça a toujours été le dernier de mes soucis. D’ailleurs, je fus fort ennuyée lorsque Père nous annonça qu’il comptait aller à l’église le dimanche. Je ne suis pas pieuse. Je crois en la science. Je crois dans la capacité de l’homme à devenir bon ou mauvais selon ce que son éducation a fait de lui. Je crois en la bêtise ou l’inculture mais je ne crois pas au Mal ni au Bien. Je ne pense pas de façon manichéenne et je crois qu’il est parfois possible que du bien ressorte de mauvaises intentions. Le contraire aussi. Le pire peut parfois résulter de l’idée la plus belle. Oui, en science aussi. La science en est le meilleur des exemples. Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est ce que ceux qui l’utilisent en font. Oui, je vois bien que vous voyez où je veux en venir, mais je m’expliquerai plus tard. Pour en revenir à ma sœur, je pense qu’elle s’est résignée lorsqu’elle a vu son professeur qui semblait être une femme compétente et affable bien qu’austère. J’eus le sentiment qu’elle croyait en sa mission qui est celle d’élever de jeunes esprits par le biais de la connaissance. Oui, vous avez raison, elle aurait certainement formé un joli couple avec Mr Blackstone.  C’est aussi ce jour là que nous vîmes quelque chose qui provoqua un haussement de sourcil simultané chez Eddie et moi. La femme du maire semblait proche de Jenkins,  vous voyez ? Ils parlaient, côte à côte avec un air de connivence qui me laissa penser que… Evidemment, nous nous trompions peut-être, sur la nature de cette connivence. Le fait est qu’il y’en avait une. Vous savez, cette attitude, ce regard en coin, cette position côte à côte, assez près pour se toucher sans le faire ? Ceci dit, si je le notais sur le moment, je l’oubliais rapidement et je n’y pensais plus pendant un certain temps.

 

 

Cette nuit là, alors que nous étions tous affairés ou endormis, Oliver se rendit au casino. J’ignore quel intérêt il trouvait à cet endroit, par contre, il rencontra Isabella ce soir là et l’intérêt qu’il pouvait avoir pour elle, il faut bien l’admettre, je suppose que je le compris rapidement, peut-être même avant lui. J’ai l’habitude de parler de « gamin » parce que je pourrais être sa mère, mais il faut bien admettre que s’il était encore très jeune, tout du moins dans son comportement et dans son attitude, et bien, Oli était en passe de devenir un homme. Je dois vous avouer que je ne l’avais pas vraiment vu venir non plus. Les enfants grandissent trop vite. J’imagine que Père ne vous dira pas le contraire. Alors qu’Oli se demandait s’il allait entrer, Isabella l’interpela. Une superbe mexicaine, il faut l’admettre.  Si j’étais ma sœur, je vous parlerais de peau d’idole de bronze, de regard de feu, de voix ensorcelante, de beauté vénéneuse… Si je n’ai pas assisté à cette rencontre, ayant vu cette femme, je peux juste vous dire que, si j’ignorais comment elle en est venue à se prostituer, je n’ai vu qu’une jolie fille aimable qui cherchait à éloigner un tout jeune homme d’un endroit potentiellement dangereux. Oh, non, le problème n’est pas tant de perdre son argent. Vous avez déjà joué au poker, mon cher ? Ceci explique donc cela. Vous n’êtes pas en Angleterre, là où tout le monde se comporte en gentleman, tout du moins dans les cercles dans lesquels j’ai grandi. Ici, la plupart des perdants préfèrent vous rosser que de vous laisser prendre leur argent. La réalité, c’est que celui qui gagne n’est pas le plus chanceux ou le meilleur bluffeur, c’est généralement le plus méchant ou le plus vicieux. Une façon d’affirmer sa virilité, certainement. Et si Oli était malin, j’imagine que sa jeunesse laissait largement percevoir le peu d’innocence que j’avais pu préserver chez lui. Une innocence suffisante pour faire de lui une proie facile dans ce genre d’endroit. J’imagine qu’une femme comme Isabella était dotée d’assez d’empathie et de compréhension de l’âme humaine pour percevoir cela. Vous dites ? Pourquoi serait-ce le cas ? Non, évidemment que je ne la méprise pas. Ça n’est pas parce que son métier est ce qu’il est que je dois considérer qu’elle vaut moins que moi.

 

 

William et moi nous rendîmes chez le télégraphiste le lendemain. Il souhaitait envoyer des nouvelles à son père et posa, au détriment de toute discrétion, une série de questions concernant la mort de mon oncle (je lui dis, plus tard, que signaler à toute la ville que nous enquêtions ne me semblait pas souhaitable, du moins, pas dans l’immédiat). Il insista beaucoup pour que j’envoie des miennes à Killian, mais je préfère de très loin la correspondance par lettre. Je voulais vraiment lui raconter mon voyage et mon séjour dans son intégralité. Notre relation ne serait surement jamais plus ce qu’elle avait été ni ce qu’elle aurait pu être, mais je n’oubliais pas que je l’aimais et que son amitié, à défaut d’autre chose, me restait chère. Puis, il cru pertinent de me faire savoir que travailler à améliorer nos armes aurait plus d’intérêt que de terminer ma chouette mécanique. Oui, vous avez raison, je l’avoue avec un peu de honte, je n’apprécie pas qu’on tente de me contrôler même de façon minime et avec bienveillance. Mon travail me prend du temps, j’ai parfois des fulgurances, parfois, je peux stagner longuement sur une tâche parce que les calculs qui l’accompagnent sont erronés ou imprécis. Pour faire évoluer des armes, je devais faire des essaies, comprendre leurs défauts, en démonter une et travailler à ce qui pourraient les améliorer en tenant compte de paramètres extrêmement complexes.  La chouette n’était qu’un amusement qui me permettait d’envisager la bonne façon de créer des ailes pour un être humain.  Quoi qu’il en soit, ne souhaitant pas provoquer de confrontation, j’acquiesçais gentiment tout en sachant que, finalement, je n’en ferais qu’à ma tête, comme à mon habitude.

 

 

Pardonnez-moi, si je deviens plus grave, mais ce qui se déroula ensuite marque le début de nos ennuis. Vous lisez ? Je n’en doutais pas, notez, vous me semblez être un homme lettré. Dans chaque récit d’aventure, il y’a un moment qui marque le basculement d’un état routinier et paisible vers des choses plus dramatiques ou épiques. Je crois fermement que ce qui arriva cet après-midi là constitua ce basculement. Oui, vous voyez juste. C’est ce jour là que nous découvrîmes le lucifer. J’avais décidé, avec le reste de la famille, de me rendre sur le lieu où le corps d’oncle Walt avait été découvert. Ce que je cherchais ? Je vous avoue que je l’ignore. Je descendis moi-même dans le ravin, attachée à une corde. Je ne suis ni forte ni agile, mais le fait de ne pas avoir été affaiblie par un corset (savez-vous que cet instrument de torture tend à faire relâcher les muscles du buste ?) et ma prudence me permirent de descendre sans encombre jusqu’à quelque chose qui attira mon attention. Une sorte d’huile noire, très visqueuse suintait d’un trou dans la terre. Ça aurait pu être du pétrole, bien sur, mais quelque chose me disait que ça n’en était pas. Peut-être l’odeur alcaline. Ou cette texture si visqueuse. Jane nous expliqua qu’elle en avait entendu parler par le père du directeur de l’hôtel. Ce dernier, un vieil homme réputé être sénile, affirmait que la montagne, ma montagne, renfermait la source du sang du Diable. Je vous l’ai dis, je ne suis pas pieuse, je suis encore moins superstitieuse. Les esprits malins, les gris-gris, l’ésotérisme, tout ça tendrait plutôt à me faire rire. A ce moment là de mon récit, je vous aurais juré que j’étais tout simplement tombée sur une substance que la science pouvait parfaitement expliquer. Pardon, je ris car votre question est drôle. Bien sûr que je crois toujours que la science peut expliquer une bonne partie de ce qu’il s’est produit. Je persiste à croire que la science peut expliquer beaucoup, à un instant T, nous n’avons pas forcément les moyens de le faire. Sam ? Non, vivre avec des indiens ne m’a pas rendu plus croyante, évidemment. La seule chose que je peux vous concéder c’est qu’il s’est produit au moins une chose que j’aurais encore bien du mal à vous expliquer, ce qui ne signifie pas que ça n’est  pas explicable. Ne vous inquiétez pas, je vais y revenir. J’essaye juste de garder un semblant de cohérence chronologique.

 

Je vous ai expliqué que ma famille est composée de gens entêtés et excentrique ? Mon frère de dérogeais pas à cette règle. Et si j’admets que je peux parfois me montrer bornée, insoumise et refuser de plier devant l’évidence, mon frère me battait de quelques longueurs dans ces disciplines. Je ne peux pas mentir et dire que je ne me doutais pas que lorsqu’il se rendit, accompagné de Marian et de Suzan chez le tailleur local, il avait une idée en tête. Oui, évidemment, c’est quelque chose dans ce genre. Ed voulait très certainement racheter son commerce ou le convaincre de vendre ses œuvres ou quelque chose dans le genre.  Il ne s’est, évidemment, jamais interrogé sur les difficultés que ça pourrait provoquer pour le reste de la famille. C’est la différence profonde qu’il y’a entre Edward et moi. Je ne vous l’ai pas caché, ma famille passera toujours avant moi, voire avant le reste du monde. Ils sont ce qui me permet de rester humaine, vous voyez ? Sans aller jusqu’à dire que cela lui était égal, je pense qu’Edward ne mesurait les conséquences de ses actes que lorsque elles se produisaient. Vous dites ? Vous pensez que c’est pire ? Je ne sais pas. Je vous l’ai dit, je ne pratique pas le manichéisme. Je ne jugerai pas mon frère. Bref, Bill Jackman était chez le barbier lorsque les membres de ma famille (et Suzan) entrèrent dans sa boutique sombre et quelque peu poussiéreuse. Ed ne put s’empêcher de lui expliquer que le costume qui était en court de fabrication était vieillot et peu élégant et de lui donner une ou deux idées pour l’arranger avant de lui commander des vêtements conçus pour une expédition dans la montagne. Oui, vous devinez bien, l’homme le prit mal et promis de livrer ce qu’on lui demander trois semaines plus tard. Je connais mal Mr Jackman et je ne je ne jurerais pas que ce délai était la conséquence de l’arrogance dont Edward fit preuve, mais je vous assure, en revanche que cela ne fit rien pour lui donner envie d’accélérer le travail. Mon frère a un talent certain pour la couture, je ne vais pas le nier (encore qu’il ne me viendrait jamais à l’idée de porter une de ces créations, exception faite de pantalons amples que je lui commandais, ressemblants à des jupes de façon à pouvoir monter à cheval décemment sans choquer la population), je ne nierai pas non plus qu’il n’est pas doué pour les relations humaines (mais je me garderai bien de lui jeter la pierre, je suis loin d’être une grande diplomate).

 

 

 

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